Voyage au bout de l’ennui
1
Vous en connaissez beaucoup vous, des mecs capables de tenir dans un monde pareil ? Pas des masses, non ? Alors comme tout un chacun, j’allais à vau-l’eau, entre survie et noyade, pareil à ces bouchons que le pêcheur voit s’enfoncer puis affleurer alternativement, suivant l’indécision du poisson pas encore ferré. Je me cherchais, abonné aux avortements. Je pratiquais les tunnels. Je vivais d’expédients toxiques…
Ah oui ! J’écrivais des aphorismes – je faisais mon petit Cioran, le fascisme en moins : « Pour moi, la seule façon de baiser plusieurs fois dans la même soirée, c’est de changer de partenaire. ». J’écrivais des poèmes aussi. Un peu pour la frime ; mais aussi pour tenter de rendre compte des contours très flous qu’on supposait être moi, et des séductions piégeuses d’un univers vaporisé… – il faut dire que l’usage particulièrement enthousiaste de psychotropes en tout genre avait contribué à rendre poreux les limites entre les objets, ma conscience et mon propre corps, et que j’avais l’impression enivrante, mais à la longue exténuante, de glisser dans un continuum bizarre où les catégories familières à ceux du dehors n’avaient plus cours, un brouillard constitué de molécules, une purée subatomique faite de nuées subtiles et évanescentes, où le principe d’identité ne prenait pas… Mon esprit se mouvait en deçà de la réalité… Je tentais de donner à tout ça une forme littéraire ; mais rien n’y faisait. Les mots, hélas, n’étaient que des mots.
Un paletot manquant cruellement d’idéal mais férocement crevé, je me traînais, de bistrot en bistrot, en quête d’un peu de chaleur humaine, seul dans la multitude et multiple dans ma solitude. Et puis un jour, les haleines de goron et les embrassades éthyliques, ça a fini par me désespérer encore plus. Je me suis retiré.
Je me suis laissé pousser la barbe et j’ai acheté un bouledogue français.
2
Au début, c’était bien, le chien. Je pensais enfin avoir trouvé un être qui m’aimât inconditionnellement. Mais il n’était pas très obéissant. Je lui disais gauche, il courait à droite. Je lui disais droite, il filait à gauche. Souvent, il bravait même ouvertement mes ordres, en me lançant un regard frondeur, opposant ensuite à mes réprimandes un mépris tranquille et souverain. Il bavait. Il pétait. Il ronflait. Défauts charmants, certes, mais qui finissent vite, tous les hommes vous le diront, par perdre de leur attrait et par devenir irritants. Même chez les plus jolies femmes ! Alors imaginez chez un bouledogue ! Mais le pire, c’était ses yeux. Sa hideur, on s’y habituait vite ; elle en devenait comique et presque intéressante. Qu’un être aussi exceptionnellement laid foulât la terre, c’était suffisamment sidérant pour bouleverser toutes vos certitudes philosophiques, certes, mais le côté drolatique du corps tronqué, des jambes torses, du museau écrasé, vous immunisait contre un vertige métaphysique trop puissant. Le sourire sauvait du naufrage. Le regard en revanche ! C’était le mystère de l’ipséité à l’état brut, le drame de l’incommunicabilité dans son incarnation la plus tragique, l’incompréhensibilité écrasante du cosmos concentrée dans quelques centimètres chassieux ! On y plongeait et, devant ses deux billes marron et humides, qui, bien qu’elles ne semblassent que des objets à la mécanique étonnante, étaient le truchement d’une vie mentale exotique et trahissaient des émotions identiques aux nôtres, la certitude qu’on avait d’être soi-même et d’être à soi-même accessible, se dissolvait. L’énigme insondable d’être un corps et une pensée se levait à nouveau, balayant tout comme une tempête ; comment ce chien percevait-il le monde ? Comment était-ce d’être lui ? Et moi ? Etais-je plus que lui ? Ou, comme lui, simplement l’assemblage de pièces détachées dont le jeu automatique sécrétait mes états mentaux ? L’impossibilité d’être en dehors de soi, le choc de la pensée contre elle-même, l’expérience traumatisante des limites de la conceptualisation, tout ce qui aboutissait aux paniques les plus déréalisantes croupissait dans le puits insondable de ce regard suppliant. Au bout de quelques jours, n’y tenant plus, je dus lui crever les yeux.
Puis Marcel (c’était son nom) contracta la désagréable manie de déchiqueter mes coussins, qu’en raison d’un conditionnement propre à sa race (est-ce pas con, la permanence des instincts !) il s’obstinait à prendre pour quelque proie de choix, renard matois ou agile belette. Mon appartement, c’était tout ce qu’il me restait, depuis que j’évitais à tout prix les incursions dans le monde extérieur. Et voilà que cet insupportable canidé, que j’avais cru à tort pouvoir être un succédané efficace à mes frères humains, lacérait mes Mies van der Rohe, sans plus de considération pour l’esprit utopique du Bauhaus qu’un vulgaire zonard de banlieue. Sans compter que les promenades quotidiennes, fastidieuses, – mes voisins, entichés du groin ignoble de Marcel. s’empressaient autour de nous pour flatter l’animal et m’assommer de lieux communs sur sa cécité, – sans compter que ces promenades, donc, si par malheur, dans un élan de paresse ou de misanthropie, je les avais par trop ajournées, se soldaient immanquablement par la souillure quasi définitive d’un mes tapis persans. J’avais lamentablement surestimé le retour sur investissement d’une telle relation : le bouledogue, comme ma barbe d’ailleurs, exigeait des soins constants. Je finis par m’en débarrasser – je me rasai un beau matin et je saupoudrai de mort au rat la gamelle de Marcel, qui bâfra l’épouvantable ragoût avec ses râles et ses bulles habituelles.
Je l’avais enfermé dans la cuisine : son agonie fut horrible. Le soir venu, en allant me cuire un oeuf, je découvris dans un coin la petite carcasse de Marcel, figée par les convulsions de la mort dans une pose crispée et grotesque. Je pleurai beaucoup. J’étais seul à nouveau.
3
Marcel
Mon sel
Ca gèle
Sans toi
Je t’hèle
Marcel !
Tu ne l’
Ois pas !
Mon chien
Malin
Câlin
Canin
Boul’dogue
Pas rogue
Ma drogue
Mon grog
Marcel
Mon sel
Où t’él-
Oign’s-tu ?
Je t’hèle
Marcel
Fidèle
Têtu
Je t’hêle
Marcel
Mais tu
T’es tu
Marcel
Je t’hèle
Mais tu
N’es plus
4
J’étais là, sans chien, perdu dans l’immensité cossue de mon appartement… que me restait-il pour échapper à la stérilité épouvantable de mes journées ? Comment rêver à plein temps ? Les drogues étaient malsaines et ennuyeuses, même l’état de somnolence perpétuelle que m’avait apporté un temps la prise régulière de somnifères ne garantissait pas le songe et se révélait, au final, abrutissant… Je jetai alors mon dévolu sur un continent riche de promesses, que j’avais je ne sais pourquoi toujours délaissé au cours de mes explorations : le merveilleux monde virtuel ; les jeux en ligne, avec les ersatz améliorés de notre triste monde qu’ils proposaient, me semblèrent être la solution idéale à mon désir de solipsisme. Ce fut l’épiphanie. La révélation. L’amour fou.
Dans les clignotements bleutés d’un écran géant, je trônais, indiciblement et victorieusement seul. Jouer, que c’était bath ! un plaisir ab-so-lu-ment nouveau ! un rafraîchissant cataplasme à l’ennui, aux meurtrissures de l’âme, à mes souffrances – ou plutôt à l’absence de souffrances qui me faisait si mal. Jour et nuit jouer ! C’était si bon ! Et plus je jouais, plus je me trouvais à mon aise dans cet univers hybride vivant de la greffe mystérieuse entre pixels et imagination, et plus les moments où je devais quitter mon ordinateur, ces précieuses minutes qui me faisaient déchoir de ma partie et perdre un avantage parfois déterminant, devenaient intolérables. Je cherchai à les raccourcir par tous les moyens… Je me fis guerrier. Sur une crédence à côté de moi, je disposai des gouttes pour les yeux, pour calmer la fatigue oculaire. A ma ceinture, j’accrochai des sachets de bouffe, noix et chips, que je pouvais enfourner rapidement et d’une seule main, et qu’un livreur dont un généreux pourboire m’avait à jamais assuré la loyauté m’apportait tous les 3 jours. Sur ma tête, comme une couronne ou un heaume, je ceignis une casquette garnie de bouteilles de flotte dont deux longs tuyaux acheminaient le contenu jusqu’à ma bouche. Je ne me changeais plus. Je ne me lavais plus. J’avais donc réduit autant que je le pouvais les causes d’interruption. Subsistait cependant encore la plus insupportable et la moins contrôlable d’entre elles, qui était la plus animale, donc la plus humiliante, des contingences : l’obligation de me rendre aux toilettes plusieurs fois par jour… Je me fis alors apporter des langes pour adulte, énormes, de ceux qu’on vous taille sur mesure pour l’époque glorieuse des sénilités, lorsque le corps et les sphincters commencent à vous lâcher. En enfilant cette combinaison, en en ressentant sur ma peau le contact froid et isolant, j’éprouvai un bien-être indicible ; j’avais trouvé mon armure. Bien à l’abri du réel, matelassé tel un dom Quichotte postmoderne, j’exultais, vissé sur mon socle, les yeux exorbités et les pouces en action, tétant goulu bébé moussant de méconium, et à mesure que mon score s’améliorait, à mesure que le temps volait de conquête en triomphe, mes langes s’alourdissaient de pisse et de bran, se boursouflaient, s’engorgeait – et j’étais bien moi, passé la gêne des premiers jours, bercé sans répugnance dans ce liquide amniotique tiédasse, scotché au joystick, flottant dans du moi-même, à la fois mère et enfant, malgré les irritations âpres de mon appareil génital, et les odeurs sui generis, et les bruits écoeurants des macérations qui s’écrasaient lorsque je me tortillais sur ma chaise – oui mes langes grossissaient à vue d’oeil… Comme dans une fable déglinguée, il y avait cette intéressante convergence entre mes progrès dans l’univers virtuel et la turgescence de mon arrière-train empaqueté, et je jouais, je jouais, piquant du nez parfois parce qu’il fallait bien dormir, mais continuant malgré tout ma partie en rêve, oui je jouais jusqu’à ce que, au moment de finir le jeu, alors que j’accédais au dernier niveau, qu’une dernière pesée de mon doigt amaigri et nerveux allait terrasser enfin mes adversaires et me consacrer à jamais meilleur compétiteur de la planète, mes langes, devenus des sacoches gigantesques à la surface tendue par le trop plein, explosassent, dans une apocalypse latrinaire de pisse et de caca, et que, aveuglé par le grumeleux ciment merdeux qui m’avait tout entier recouvert, et bousculé par le souffle de l’explosion, je ratasse malencontreusement l’exploit, passant à côté de ce qui avait été mon objectif ultime depuis des semaines. Culbuté de mon siège, les quatre fers en l’air, je gigotais comme une punaise qui agonise, toussant et expectorant d’excrémentiels glaviots, les testicules et le sexe râpeux comme le cuir d’un chat pelé, le cul couvert de cloques me cuisant fort, à présent que, dégagées de leur gangue, elles étaient en contact avec l’air libre… Une odeur de brûlé et d’intestin retourné flottait dans l’air…
Au-dessus de moi, l’écran embrenné lançait par intermittence des lueurs omineuses ; puis, avec des grésillements définitifs, il s’éteignit.
La décoction hautement corrosive qui s’était projetée hors de mes langes avait grillé tous ses circuits.
–