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Les Ogres

Création originale

Les Ogres

Chez les géants et les ogres, quand on a faim, on sait faire mariner sa proie dans son jus avant même que ne commence la cuisson. C’est la valse-hésitation des ogres, un jeu d’anticipation magnifiquement raffiné où l’ajournement – relatif – de l’assouvissement fortifie le plaisir qu’ils y prendront. Pas d’amstramgram ni de pile ou face chez eux, d’ailleurs. On préfère réveiller le monstre qui sommeille en chacun, faire appel à la solidarité publique et torturer délicatement le gigot humain, ficelé comme un bon vieux cochon sur la table du living.

L’ogre est une créature solitaire, plutôt bonasse en dépit de sa méchanceté et infiniment bête. Il peuple les contes comme l’immuable victime de l’héroïsme humain, malheureux faire-valoir qui figure la part d’ombre, les instincts obscurs, la noirceur éternellement à vaincre et toujours vaincue. Et le célibat, l’improcréation, ne font-ils pas partie des ennemis jurés de l’espèce ? Mettre les ogres par deux, les accoupler, c’est donc un peu contre-nature. Mais s’y résoudrait-on malgré tout, par curiosité, par esprit d’expérimentation, par charité – on se dit que ça devrait apaiser leur frustration, les rendre plus galants, aiguiser leur gentillesse – que c’est exactement le contraire qui se produit. Ils s’excitent l’un l’autre aux plus dégueulasses démonstrations, leur amour exacerbe encore leurs vilains travers, leurs appétits cruels et leur jalousie maladive prenant des proportions vraiment ogresques. Par un de ces caprices étranges de la logique, en les rendant plus humains, on les rend plus monstrueux.

Stéphane Augsburger
Stéphane Augsburger est un musicien et auteur né et résidant à Genève. Il a un goût prononcé pour le sucre et mange ses cacahuètes entières et par deux.

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